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En repartant du collège où elle travaillait, Bertille mit beaucoup plus de temps sur la route qu’en règle générale. D’ailleurs, ça la rebutait, les règles en général. Au boulot, il fallait souvent respecter des codes, un programme, des délais, des délais qu’elle n’arrivait finalement pas à tenir. Souvent, il fallait aller voir la direction pour demander de prolonger de quelques jours la saisie des bulletins et des notes sur le logiciel. C’était toujours une conversation gênante au cours de laquelle elle cherchait bon nombre d’excuses afin de justifier son retard : « Comprenez, mes filles me prennent beaucoup de temps ». Elle trouvait difficile de s’excuser de ne pas réussir à mener sa vie comme tout le monde. C’était du moins son impression perpétuelle : que tout le monde autour d’elle arrivait à articuler vie professionnelle et vie personnelle d’un claquement de doigts, et pas elle. Bertille s’auto-flagellait en se comparant à un certain nombre de femmes qu’elle côtoyait, des femmes respectées et adorées des élèves, qui semblaient être non seulement des professeures extraordinaires mais des mamans parfaites. Comment faisaient-elles ? Bertille se torturait avec cette question en permanence. Comment faisaient-elle ? Comment diable faisaient-elles ? Les copies s’entassaient toujours sur son bureau pendant plusieurs semaines et les élèves s’impatientaient régulièrement. C’est pourquoi ce moment au volant de son monospace, seule, était un moment précieux pour elle. Alors elle prolongeait ce moment quand elle arrivait sur le parking du collège et se laissait aller à des crises de larmes exutoires avant la sonnerie du premier cours. La journée passait mieux quand elle attendait le dernier moment pour aller chercher ses élèves dans la cour, aussi pour éviter de traverser la salle des professeurs où, de toute façon, personne ne lui adresserait la parole. Il existait une sorte de loi de la cour de récréation dans cette salle, et cela fonctionnait autant pour les adultes que pour les adolescents. Les plus populaires trainaient entre eux, les plus timides restaient en retrait. Certains, comme Bertille, ne sortaient jamais de leur salle et y prenaient même leur tupperware le midi pour s’extraire des monotones discussions autour des pâtes réchauffées du Grand Frais.

Parce que sa journée avait été longue et fastidieuse, mais aussi parce qu’elle n’était pas pressée de passer le pas de sa porte, Bertille prit la nationale et se trompa de route exprès. Bertille n’était pas à plaindre, non. Elle aimait son mari, elle aimait ses enfants et ils l’aimaient en retour. A 48 ans elle avait construit une maison, obtenu son diplôme et exerçait à plein temps dans un établissement où elle n’avait plus besoin de faire ses preuves. Pourtant, quelque chose la rongeait. Etait-ce la crise de la quarantenaire en mal de passion ? Non, Bertille refusait de croire que sa morosité venait d’un manque de palpitations sentimentales. Il était d’ailleurs de plus en plus beau, les cheveux grisonnants et la barbiche qui se faisait de plus en plus blanche. Son sourire était resté le même, et il avait gardé son enthousiasme permanent qui l’avait séduite aux premiers jours de leur amour.

Cette morosité commençait depuis quelques semaines à prendre de la place dans le cœur de Bertille. Elle ouvrit la porte de son cocon familial. Ses deux puces lui sautèrent au cou, comme si cela faisait plus d’une demi-heure qu’elles attendaient cachées près de l’entrée et qu’elles préparaient leur attaque amoureuse et enfantine. Bertille sourit de fatigue et sans trop en dire elle s’assit dans le canapé. Elle prit la télécommande et zappa sur des programmes de divertissement qu’elle se refusait à regarder habituellement, juste pour se murer dans son silence et éviter d’avoir à parler ou du moins à répondre. Le silence, cet idéal auquel elle aspirait en permanence. L’habitacle du monospace et le vrombissement de son moteur lui manquaient déjà. Elle pensa à son bercement.

« Tiens, tu regardes cette émission de shopping toi ?

_ Mmh. » Elle avait répondu sans avoir écouté la question.  Dans cette émission, plusieurs jeunes femmes recevaient de l’argent qu’elles devaient dépenser en shopping pour présenter la meilleure tenue vestimentaire. Louise et Lola se blottirent contre leur mère, pleines d’amour, tandis que Bertille s’accrochait à la télécommande, blottie contre les coussins en observant le chronomètre se dérouler sur l’écran et en se rongeant des ongles encrassés. Le soir vint et il fallut préparer à manger. Sans un mot, l’aimante petite famille épluchait les pommes de terre et se hâtait pour enfourner le plat de tartiflette dans le four le plus vite possible. Mais Bertille prenait aussi le temps d’éplucher ses pensées. Pourquoi cet élève se refuse-t-il à me parler ? Pourquoi liguer toute la classe contre elle ? Que lui avait-elle fait ? Elle chercha au plus profond d’elle-même toutes les erreurs commises depuis le début de l’année, toutes ces remarques qu’elle aurait pu lui avoir faites pour avoir engendré une telle colère et une telle haine en lui. Elle ne comprenait pas. Elle qui était si gentille. C’était peut-être ça le problème ? Etait-elle trop laxiste ? Ce n’était pas la première fois qu’elle l’entendrait, par les élèves ou les collègues. Mme Grinberg ne met même pas de zéro quand un devoir n’est pas rendu ! Tu peux tout pomper pendant les contrôles, qu’elle ne dirait rien ! Cette année était encore plus difficile que les autres années. Les élèves étaient particulièrement entêtés. « Vire-le ! » lui conseillait son collègue d’Histoire quand elle évoquait des soucis avec un gamin de la classe de 4e. « Tu n’as qu’à le virer, tu ne vas pas le supporter toute l’année, faut lui montrer qui décide ici ! » Bertille était triste, désolée pour cet élève qu’elle n’arrivait pas à « sauver », désemparée face à tous les subterfuges pédagogiques qu’elle avait essayé de mettre en place pendant l’année, quatre heures par semaine, fatiguée, épuisée de toutes ces entrevues où elle avait parfois réussi à lui faire entendre raison, où elle avait parfois réussi à lui faire gagner sa cause. Déçue. Déçue de ses retombées haineuses alors qu’il avait été si compréhensif et si enthousiaste la dernière fois. Perdue face à ces groupes de perturbateurs qui prenaient en otage le cours et transformaient la classe en jungle. Elle savait pertinemment que si elle excluait de cours cet élève encore une fois, il faudra, encore une fois, se farcir un rendez-vous avec les parents et s’excuser de ne lui proposer des cours que trop ennuyeux pour lui qui avait, selon sa mère, besoin de plus de stimuli.

            « Berte ? Berte ?

_ Oui ? » Guillaume avait essayé de la faire réagir plusieurs fois, mais elle rêvassait la fourchette à deux centimètres de son palais, sans jamais entrer dans sa bouche.

« Tu rêvassais ?

_ Oui.

_ Ça se passe bien au travail ? Tes élèves ne te donnent pas trop de fil à retordre ce trimestre ? disait-il en souriant joyeusement.

_ Non, bien sûr que non. » Elle répondait en souriant et il acquiesça, rassuré, bien qu’elle-même ne savait pas à laquelle de ses deux questions elle avait répondu.

Elle sentit qu’elle se forçait à sourire. Pourtqnt c’était facile avant. Guillaume la faisait sourire malgré tout. Ses joues semblaient rouillées par la crispation. Une noirceur l’envahissait. Un cynisme. Bertille ne parlait plus beaucoup, or les politesses étant de rigueur en société, il fallait continuer de faire fonctionner les muscles de ses fossettes. Alors, quand elle arrivait sur son lieu de travail, Bertille les faisait fonctionner laborieusement… en vain, car tous ses collègues savaient que ça n’allait pas comme cela devrait. Tout le monde voyait aisément la mine effacée de Bertille, les cernes, les pieds trainards de Bertille, le dos avachi, les bras ramollis, les chevilles cassées de Bertille mais personne n’allait jamais la voir. Parce qu’on avait l’habitude. Il y a toujours des collègues comme ça, un peu dépassés par les adolescents.

Pendant la récréation ce matin-là, Bertille était restée dans sa salle, au fond, assise à la place d’un élève au milieu des chaises vides. C’est à ce moment que Mme Constance aperçut, à travers un étroit interstice, en travers des affiches scotchées sur vitres d’une salle, les larmes de Bertille couler entre ses doigts. Mme Constance s’arrêta un court moment, hésita à entrer, puis finalement continua son chemin en se disant que ce n’était qu’une passade. Ces matins se répétèrent et Mme Constance passait toujours son chemin. Puis un jour, elle décida d’en parler. Pas directement à Bertille, non, elle pourrait se vexer. Le mieux était d’en parler à des personnels qualifiés. Parce qu’il fallait faire quelque chose, pour le bien des élèves.

Il était 17h, la dernière sonnerie de la journée retentit. Bertille remballa ses affaires, monta les chaises sur les tables, celles que les élèves avaient refusé de soulever au début de l’année : elle avait fini par s’en charger pour éviter un nouveau conflit puis, après avoir verrouillé la salle, quitta l’établissement et repartit chez elle. Par la nationale. Cette nationale qui était devenue son seul échappatoire et sur laquelle elle roulait le plus lentement possible pour faire durer le plaisir d’une heure en silence.

            Un matin alors que Bertille emmenait Lola se faire vacciner chez le médecin, ce dernier observa des taches noirâtres ou peut-être verdâtres sur la peau de Bertille. Il lui recommanda d’aller faire une prise de sang dans les jours à venir. Avec la prescription du docteur, elle se rendit au laboratoire effectuer cette prise de sang. La jeune femme qui l’accueillit portait dans ses taches de rousseur les marques de sa jeunesse et de son insouciance. On sentait dans les claquements de sa langue sur son palais le dédain de ses 25 ans, affirmant par ces tintements buccaux qu’elle n’était pas vraiment là pour songer au sort de ses patients. Pourtant, celle-ci était loin de se douter de ce qu’elle allait trouver. Bertille s’installa sur le fauteuil qu’on lui avait désigné, entre les quatre murs blancs qui entouraient les quelques mètres carrés aux senteurs d’hôpital en décomposition. La jeune femme agressa la peau de Bertille d’une longue aiguille, déclenchant ainsi un mouvement brusque de la nuque de la patiente, cherchant à fuir la vue de cette violente infiltration. Les tubes se remplirent du sang noir de Bertille. Se remplirent du sang noir de Bertille. Du sang noir de Bertille. Du sang noir. Noir. Tous les tubes étaient remplis du même liquide opaque. Les traits sévères de la jeune femme se courbèrent et paniquée, elle termina l’extraction rapidement en disant à Bertille qu’on la préviendrait dès que les résultats leur parviendraient. Elle n’avait jamais vu cela auparavant. La scène était d’autant plus surprenante que Bertille n’avait pas été elle-même surprise de la situation. Cela faisait plusieurs mois que ses idées étaient noires, pourquoi son sang ne le serait-il pas lui aussi ?

En ouvrant la porte, Bertille ne fut pas surprise non plus de n’être accueillie par ses filles. A vrai dire, la palette de sentiments et d’émotions que l’Homme développe au fil de sa vie était désormais réduite chez elle à l’unique sentiment de perpétuelle morosité. Son mari était assis dans le salon lui subtilisant ce sentiment pour un temps. Il voulut lui parler, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Lui qui habituellement était d’un naturel avenant, il bégayait, accroché à sa valise et aux deux sacs à dos minuscules des filles. Il partait. Il partait avec elles, qui l’attendaient dans le taxi, que Bertille n’avait d’ailleurs pas remarqué devant l’entrée principale de la maison. Ses yeux ne pouvaient pas en dire davantage, car ils exprimaient déjà beaucoup. Il partit. Bertille qui n’était alors pas encore totalement atteinte, ressentit une perte crue en son for intérieur. Son sang lui déchirait les veines si bien qu’elle suffoqua et étouffa un cri que seuls les fantômes pouvaient entendre mais qui pourtant perçaient les tympans à la vue de sa mâchoire étirée jusqu’au bas du menton. Avachie sur le sol, on entendit le moteur vrombissant du taxi filer dans les rues nocturnes du quartier.

Bertille se réveilla quelques heures plus tard à même le sol. Elle pensa. Elle pensa qu’il avait eu raison de partir, il ne pouvait pas être heureux avec elle, sans âme à ses côtés. Elle n’avait pas été à la hauteur et elle se savait incapable de l’être. Elle n’en avait d’ailleurs pas l’envie non plus. Pas envie de se battre. Ses filles seraient bien avec lui. Se battre, pour quoi faire ? Son plaisir personnel ? Ce n’était plus un plaisir depuis longtemps que de voir ses filles courir partout en hurlant de joie. C’était beaucoup trop bruyant. En effet, la seule envie qu’elle ressentait à ce jour était de rester là, à la hauteur de ses chaussures salies par le gravier boueux de la veille, à la hauteur des insectes et des insignifiants, au ras du sol frôlé par une atmosphère de presque, de juste, de silence étouffé par les pantoufles.

Les jours passèrent et Bertille restait là. Ses paupières ne s’ouvraient presque plus, sauf pour vérifier si l’on était le jour ou bien la nuit, alors sa pupille bougeait très lentement, presque imperceptiblement aux mouvements du rayon du soleil qui arrivait parfois à percer les nuages et à entrer dans la pièce. C’étaient les dernières heures de Bertille. Personne n’était disponible pour la sauver. C’est pourquoi le cafard qui avait élu domicile dans son corps rongea fatalement une artère reliée à son cœur, puis continua de rogner tout ce qui restait des constituants organiques faisant fonctionner ce qui faisait tout son être. Quelques jours plus tard, il ne restait plus que des entrailles rongées par toute une famille de cafards, au milieu d’un salon abandonné à la poussière qui s’accumulait lentement. Une main allongée au bout d’un résidu d’avant-bras resta intacte, endormie sur le parquet, la paume vers le ciel, tel un éternel derviche.

A quelques pas de là, dans une boîte postale métallique familiale, se nicha grâce aux mains fines du facteur, une lettre adressée à Bertille Grinbert :

« Madame,

Vous exercez la mission la plus noble, celle qui consiste à élever les enfants au meilleur d’eux-mêmes, par-delà leurs différences et les difficultés. Nous savons votre métier complexe et semé d’embûches, mais sachez que votre institution est là pour vous soutenir, dans les bonnes comme dans les mauvaises passes. Le bien-être de nos enseignants est au cœur de nos préoccupations.

Nous savons votre quotidien au sein de votre établissement complexe, et nous voulons vous apporter notre aide. Ainsi, l’inspecteur chargé de votre zone viendra ce mercredi 02/05 afin de procéder à une « visite-conseil ».

Soucieux de répondre aux besoins de nos enseignants, nous espérons que vous saurez mesurer l’opportunité de cette visite.

Le Rectorat de l’Académie »

Les parents d’élèves étaient troublés suite au message distribué dans le carnet de leur marmaille. Mme Constance se voyait désolée : leur professeure ne serait pas remplacée d’ici la fin de l’année.

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Rédigé par

Suzette

Perrine Pierquin (ou Suzette Poète) est née à Bordeaux en 1992 et a suivi des études de lettres modernes à Reims puis à Grenoble après avoir vécu son enfance à Charleville-Mézières dans les Ardennes. Aujourd'hui professeure de français dans un collège REP de Haute-Savoie, elle anime régulièrement des ateliers et des scènes ouvertes de slam, par le biais de collectif Slam en Altitude créé en 2019.