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Nous étions deux à conchier le féminisme excessif. Par exemple, cela nous insurgeait de voir dans les films une femme gifler un homme sans que cela ne choque personne. Nous étions d’accord pour dire que certaines femmes pouvaient être elles-mêmes agresseurs sexuels lorsqu’elles mettaient la main aux fesses des hommes : d’aucuns pouvaient trouver ça drôle dans des pubs, mais surtout pas quand c’était l’inverse, alors le féminisme criait au scandale. Bref, nous étions d’accord sur ce genre d’incohérences sociales et je me souviens avoir acquiescé lorsque Rémi avait dit « moi, je ne suis pas féministe, je trouve que c’est une idéologie qui est trop excessive ».

Alors, quand Rémi me donna une gifle, j’imagine qu’il s’était dit que ma joue était aussi solide que celle d’un homme et qu’il pouvait bien m’en coller une quand il n’était pas d’accord. La pilule eut du mal à passer et je préférai rebrousser chemin en lui disant d’aller se faire voir pour toujours. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais elle se poursuivit huit ans : comprenez, il s’était excusé et puis « il avait trop bu ». Cette gifle était la dernière.

Le patriarcat pour moi, c’était un peu une jolie fable pour dire aux filles d’avoir du courage. Je ne voyais pas trop pourquoi en France les femmes râlaient. Rémi faisait la cuisine, je n’aimais pas faire ça, je préférais faire la vaisselle. Rémi faisait aussi le ménage, comme moi. Il aimait un peu trop le ménage, il fallait d’ailleurs tout le temps s’y coller avant que des amis ne viennent, je n’en avais pas envie du tout, j’estimais que nos amis pouvaient bien nous aimer quand même avec quelques assiettes sales dans l’évier. Rémi n’était pas d’accord. D’ailleurs, il fallait toujours que je fasse des pieds et des mains pour qu’on aille boire l’apéro chez Leila et Ben qui laissaient souvent beaucoup de vaisselle sale trainer un peu partout ! Moi ça m’amusait de les voir aussi complices dans leur lâcher-prise. Rémi trouvait que leur appartement était écoeurant et il refusait souvent d’y aller. Alors je me résignais quand je n’arrivais pas à le convaincre.

Je préférais me dire qu’il valait mieux faire comme il jugeait être le mieux. Il m’aida à mettre de l’argent de côté en maitrisant lui-même mes démarches et virements bancaires, c’était mieux ainsi puisque je ne savais pas faire de toute façon, en plus je n’avais pas de smartphone et je refusais de me plonger dans cette paperasse. Puisqu’il veut s’en charger, autant le laisser faire. Et puis je n’ai pas envie de faire une bourde, c’est trop compliqué pour moi.

Il me disait qu’il fallait qu’on le fasse alors je le faisais. Il y avait beaucoup de choses que je n’aimais pas faire et que je finissais par accepter, parce qu’au fond j’étais convaincue qu’il avait raison. Le ménage, il faut le faire, on n’est pas des gens dégueulasses. Le radiateur, il faut le baisser, t’es trop frileuse. Du sport, il faut que t’en fasses, t’es pas assez endurante. Attention, il faut que tu fasses attention, t’es carrément trop grosse depuis quelques mois.  Ben quoi ? On est un couple, on est francs, tu préfères que j’te mente ?

Non, c’est vrai, je préfère que l’on se dise les choses franchement, c’est sûr que c’est mieux comme ça, c’est ce qu’il faut.

Un jour, il s’était emporté parce qu’il voulait que je cuisine. J’ai ri parce que je trouvais la situation amusante. Il me poussa plusieurs fois parce qu’il voulait que je réagisse à sa colère, alors je pris la fuite chez une amie. Elle me persuada de rentrer pour ne pas que Rémi s’inquiète. Ce que je fis. Tétanisée. Il avait bu du whisky, trop de whisky, et affirma que j’étais trop passive, que je devais me montrer plus entreprenante. Je pleurai. Je ne savais faire que ça. Il avait raison. Je pleurai. Il me hurla de cesser de pleurer, je criai que je ne savais pas quoi faire ni quoi dire et que je n’aimais pas sa façon de me dire ce que je devais faire : il attrapa mon cou d’une main et me poussa la tête contre le mur. Lorsqu’il me lâcha enfin je pleurais de plus belle : « Oh ça va tu vas pas faire ta victime comme toutes ces connes qui se croient battues ! » L’affaire se tassa, nous nous étions tout dit, puisque moi-même je ne savais plus quoi répondre. En effet, je n’étais pas une femme battue. Les disputes qui partent en vrille, ça arrive à n’importe qui.

On était une équipe lui et moi, on se disait tout ! On n’avait pas de secret l’un pour l’autre. Je trouvais que c’était la recette de notre bonheur. D’ailleurs, tout le monde trouvait que notre couple était le plus solide. On était peut-être un peu différents, mais on savait communiquer. C’était ça notre force. Même sur des sujets parfois sensibles. D’ailleurs, ça faisait plusieurs mois que Rémi n’hésitait pas à me faire part de son inquiétude au sujet de notre sexualité. Nos rapports se raréfiaient. Vraiment. Et comment faire un enfant si l’on ne faisait plus l’amour ? Il faut essayer de se forcer un peu, après tout ça fait partie du couple, c’est important, on doit tous les deux faire des efforts, disait-il. En plus, tu m’as jamais sucé, pourquoi tu m’as jamais sucé alors que moi j’te lèche ? Si tu faisais plus de sport, tu serais plus endurante, et tu serais moins fatiguée, alors on ferait plus souvent l’amour.

Quelques mois avant que je ne parte en vacances, j’avais cassé un saladier. Gourde que j’étais. Il remit sa main autour de mon cou et me souleva en poussant ma tête contre le mur. Il n’avait pourtant pas bu ? Cela ne dura que quelques secondes. Je sortis prendre l’air. Je ne pleurais pas. J’allais partir en vacances, ça nous ferait du bien à tous les deux de respirer pour mieux se retrouver. Je partis en vacances. Je ne revins plus.

Le patriarcat, elles le subissent dans une éducation qui leur apprend à être dépendante, tant dans les décisions que dans leurs affaires du quotidien ; ils le subissent en imaginait pouvoir tout contrôler, en imaginant être une force qu’ils n’ont pas.

Je n’avais pas reçu d’autre gifle les huit années qui ont suivi celle-là. A chacun sa façon d’imaginer la gifle. Ce texte en est une.

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Rédigé par

Suzette

Perrine Pierquin (ou Suzette Poète) est née à Bordeaux en 1992 et a suivi des études de lettres modernes à Reims puis à Grenoble après avoir vécu son enfance à Charleville-Mézières dans les Ardennes. Aujourd'hui professeure de français dans un collège REP de Haute-Savoie, elle anime régulièrement des ateliers et des scènes ouvertes de slam, par le biais de collectif Slam en Altitude créé en 2019.