
Oui, bien sûr que oui. J’irais même plus loin : l’injure au volant est nécessaire pour le bon fonctionnement de la société. Trop content d’avoir obtenu son permis, le quidam aime à penser ou plutôt à être certain de connaitre le code de la route à la lettre. Il n’a jamais tort. Lorsqu’il a tort, c’est parce que l’autre l’a forcé à limiter les dégâts qu’il a causés lui.
Qui n’a jamais insulté son congénère lorsqu’il voulait s’insérer dans un rond-point où personne n’usait correctement de son clignotant ? Rien de plus énervant que de constater que les autres ne font pas l’effort d’informer de leur direction. Les autres. Ces autres qui n’ont pas de visage, seulement une marque. « Putain d’Audi tu m’fais chier ! » On a facilement oublié que c’était à un être humain qu’on s’adressait, puisqu’il est difficile d’apercevoir les yeux de cet individu qu’on insulte de connard ou de connasse. Et puis, quand on peut l’apercevoir, on s’étonnera parfois qu’il ou elle ne correspond pas du tout à ce chauve à lunettes de soleil beauf et pète-cul qu’on s’était imaginé. Qu’on se rassure, même si sa tête nous revient, on le détestera toujours. Parce qu’en imaginant l’archétype du connard ou de la connasse, même si on se surprend à se tromper sur son faciès, même si les « connard! » et les « connasse! » se succèdent au fil des années, on espèrera toujours la même tronche qui colle à l’insulte qu’on lui donne. Il est d’ailleurs assez décevant de constater que le petit utilitaire usé donne lieu à un « sale beauf! », la petite Audi noire à « p’tit merdeux! » et la Peugeot 208 blanche à une « pétasse! ». Bref, on ne manque pas d’idées lorsqu’il s’agit d’improviser les insultes toutefois on a peu d’imagination sur notre public, et c’est dommage. C’est un point qu’il serait préférable de travailler pour la bonne suite des choses. Ne cessons pas de nous insulter, mais faisons preuve de plus d’imagination.
Il me semble dans l’intérêt de tous que de continuer de s’insulter à condition de respecter certaines règles. Pourquoi respecter certaines règles lorsqu’on est en situation d’énervement ? Pour éviter tout débordement bien sûr qui pourraient nuire aux bienfaits des injures. Ainsi nous prendrons soin d’insulter en ayant vérifié au préalable que la vitre est bien remontée. N’allons pas trop loin non plus et contentons-nous de noms d’oiseaux sans aller jusqu’à poursuivre le chauffard, le doubler pour mieux ralentir devant son nez, au risque d’être traité de « sale belge ». Le doigt d’honneur me semble la limite à ne plus franchir non plus, même si les gros yeux de celui qui le reçoit fait toujours bon effet.
Mais de quels bienfaits parlons-nous ? Ne constatez-vous pas la violence dans laquelle l’humanité baigne ? On sait également le caractère inné de cette violence chez l’Homme évoqué par Aristote. A défaut de pouvoir mettre fin définitivement à cette violence, pourquoi ne pas l’user à bon escient ? Voilà mon idée et pour tout dire, elle n’est pas de moi, mais des Grecs. C’est la catharsis. La catharsis, c’est ce beson de purger l’Homme de la violence dont il est fait. Chez les grecs, il fallait pour ce faire aller au théâtre et y voir des spectacles sanglants, faits de meurtres, de viols, d’anthropophagie, dans le but de ressortir lavé de ces idées qui pourraient faire de nous de dangereux psychopathes. Charles Manson était-il injurieux au volant ? Michel Fourniret était-il trop courtois lorsqu’il laissait passer les piétonnes ? Aujourd’hui, puisque nous n’allons plus systématiquement au théâtre et que les tragédies grecques ont laissé place aux spectacles de fin d’années à base de cerceaux et de rubans, il nous faut trouver un autre exutoire. C’est ainsi qu’interviennent l’automobile, le code et les voies d’insertion trop courtes.
Camarades, ne contredisez plus le conducteur injurieux. Encouragez-le modérément, évitez la main amicale sur l’épaule pour signaler le débordement en cours, ne tentez pas d’interprétation de la situation routière, et profitez de cette purge qui permettra, en arrivant chez vous, une soirée sereine et apaisée.