
Achille prenait soin chaque jour de cravacher sa vulnérabilité. Ces dernières années, cette vulnérabilité se traduisait selon lui par sa calvitie, aussi naturelle que désolante. La laideur c’est pour les faibles. La vulnérabilité c’est pour les misérables. Et Achille n’entendait pas faire partie de cette catégorie méprisable de la population. Il fallait à tout prix faire partie des gagnants de la société. Se battre, mériter. Mériter, gagner. Gagner, réussir. Ne jamais flancher. Toujours se montrer, soi et sa fierté, sous couvert d’un joli filtre Instagram. La fierté d’Achille tenait en peu de choses : manger sainement, avoir un appartement propre et élégant, se montrer propre et élégant. Avoir une meuf propre et élégante. Lui avec des cheveux, elle sans poils. C’était dans l’ordre des choses. S’exhiber viril au bras d’une femme plastique dont les jambes, le maillot et les aisselles rappelaient son plan de travail en inox. L’inox était in. Sa meuf était in. Il était in. Surtout depuis qu’il avait pu se payer son week-end en Turquie et trouver sa fontaine de jouvence : l’implant capillaire. Il était parti vieillard, il rentrait plus vaillant que quiconque, exposant fièrement son crâne récemment mutilé mais velu. Cela valait bien plusieurs milliers d’euros. C’était ce qu’on appelait le « tourisme esthétique » : aujourd’hui tout a un nom. Et donner un nom confirme une réalité. L’homme a le menton lisse, une tignasse poivre et sel marquant sa maturité et son pénis doit être aussi imberbe que sa femme. C’est dans l’ordre des choses sur la planète Modernité. Et même si l’ordre des choses paraissait paradoxal pour certains, Achille tenait à être ordonné. Comme son appartement. Le carrelage était d’un blanc immaculé. Surtout pas de tapis ni d’animaux admis : un nid à microbes tous ces trucs-là. Les meubles étaient de goût scandinave. C’est à la mode, le scandinave. On ne sait plus trop pourquoi mais du moment que nos meubles portent un nom avec des ronds sur les A ou les O, ça nous excite. On se sent épuré à l’idée d’avoir acheté l’air des Fjords pour notre salon personnel. De toute façon, tout ce qui est scandinave est bon pour la santé.
C’était 7h10. Avant de se lever pour boire son thé, il fallait checker les réseaux. Juste histoire de se réveiller tranquillement. L’écran comme transition vers la réalité. Je scrolle, tu scrolles, il scrolle, nous scrollons… Même sans être académicien, tout le monde était d’accord pour attester de l’utilité de cette nouvelle conjugaison. Sophie était déjà partie au travail et avait déjà posté une story informant aussitôt Achille qu’il faudrait déneiger sa voiture. Achille cessa de scroller, envoya un emoji à Sophie puis se leva. Quand le téléphone retentit, c’était un message de Sophie. Elle ne comprenait pas l’emoji reçu. Quiproquo. Il avait sûrement cliqué trop vite. Bon et puis tant pis, il le lui dirait ce soir et s’excuserait gentiment. Pas sincèrement mais parce qu’il le fallait sûrement. Après tout, il devrait pouvoir s’en sortir avec elle, c’était son métier, le dialogue avec les autres.
Achille était dans les ressources humaines. C’était un boulot qui le satisfaisait, sans pour autant lui offrir ni grand ressourcement ni grande humanité. Heureusement, tout travail mérite salaire et Achille se sentait extrêmement méritant grâce à la Suisse ! Achille était de ceux qu’on appelait les frontaliers. Haï par les autochtones, envié par ses pairs, il passait des heures dans les embouteillages pour aller mériter son salaire au-delà de la frontière. Cela ne le dérangeait pas. Il en profitait pour écouter sa musique. Quand il n’injuriait pas ses congénères, eux aussi assis bien au chaud face à leur volant et solitaires, il aimait laisser son compte Spotify lui dire quoi écouter en fonction de ses goûts. Spotify savait exactement quoi lui suggérer. Jamais d’autre choix que son univers musical à lui. Ainsi, Achille ne perdait-il pas de temps à zapper, à se laisser aller à une curiosité étrange, son application faisait défiler des morceaux assez aléatoires pour permettre une occasionnelle découverte, mais pas trop non plus pour qu’il puisse se garder d’écouter ce qu’il n’avait pas envie de découvrir. Un aléatoire personnalisé. Une ouverture d’esprit modérée par l’algorithme. Quoi de mieux qu’une application qui sait exactement où vous mener ? En arrivant au travail, Achille découvrit de nouvelles fonctionnalités intéressantes pour le télétravail. C’était la nouvelle mode ces derniers-temps. Travailler à la maison. La boîte lui fournirait tout le matériel nécessaire. Ou du moins une prime lui permettant de se fournir en matériel numérique. Achille ayant déjà tout le matériel adéquat, il se dit que c’était l’opportunité pour lui d’acheter pour revendre sur le net. De l’argent gratuit. Placé, investi. Achille aimait avoir le sentiment de faire de bonnes affaires. La transition vers le télétravail à 100% se ferait petit à petit. D’abord deux jours par semaine, puis trois, puis quatre, etc. Ce qui tracassait Achille, c’était l’idée que les personnes qu’il devait recevoir dans son bureau ne soient pas au faite de l’informatique. C’était terriblement énervant rien que d’y penser : tous ces prolos réfractaires au progrès, pas foutus d’installer une mise à jour sur leur téléphone, ou pire, pas foutus d’avoir un téléphone fonctionnel. Faut vivre avec son temps nom de dieu, on est plus en 2002 ! Il en voyait passer parfois, des gens qui râlaient contre le progrès. Quand un robot leur disait dans le combiné d’aller directement sur l’application pour envoyer leurs documents ou remplir un formulaire en ligne, certains pestaient en voulant revenir aux bons vieux guichets. Que voulaient-ils ces gens-là ? Retourner au temps des queues à n’en plus finir ? Alors qu’en un clique, et sans même passer par la poste on pouvait tout faire avec son pouce, et qui plus est, sans quitter le canapé !
Les dossiers ne s’entassaient pas. La journée arriva vite à sa fin. Quand Achille rentra, il tomba nez à nez avec Sophie. Une énième prise de tête. Il était désolé, il ne savait pas trop pourquoi, elle lui en voulait, elle ne savait plus pourquoi, mais elle savait qu’il ne savait pas pourquoi il s’excusait. Sophie finit par se murer derrière sa tablette pour se changer les idées en jouant à Candy Crush. Achille soupira et se dit que quitte à bouder, elle pourrait au moins le faire plus joliment pour qu’il puisse profiter de la vue de ses hanches sur le sofa. Mais elle était prostrée, emballée par un châle qui évacuait toute possibilité de mettre en valeur ses formes. Il chercha dans Google « ma femme boude : que faire ». WikiHow lui suggéra de dialoguer avec bienveillance. Il trouva ce conseil insuffisant et quitta le salon dont les ondes négatives polluaient son atmosphère.
Le télétravail avait le mérite de permettre à quiconque de procéder à toutes sortes d’achats compulsifs pendant les réunions ou les heures creuses. Achille se dit qu’il n’avait jamais autant fait bosser les livreurs ! Il en était ravi. Offrir du travail à ces pauvres gens, en consommant grâce au net. C’est le principe de l’offre et la demande. Plus Achille en demandait, plus des travailleurs devaient lui en offrir. Chaque jour un joli colis affublé d’un beau sourire lui apportait de quoi se revêtir, de quoi décorer l’appartement… Et quand ça ne lui allait pas, il pouvait le renvoyer ! La magie des colis. Comme si internet était devenu ce magicien qui claquait des doigts pour faire sortir un lapin du chapeau. Un peu de fumée en sortait entourant le lapin d’un gaz quelque peu encombrant, mais l’effet était là. Pouf ! Et le lapin disparaissait de nouveau.
Cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’Achille travaillait à la maison. Son quotidien était devenu des plus confortables, d’autant plus qu’il utilisait désormais les services d’une nouvelle appli qui lui livrait ses repas. Il avait été subjugué par cette publicité qui lui promettait un régime miraculeux et sans efforts. Il aimait d’autant plus donner 5 étoiles au livreur en sueur qui semblait engagé corps et âme dans son travail. Achille aimait être servi correctement et que son avis soit pris en compte automatiquement. Il n’avait mal noté qu’un seul livreur jusqu’à présent, et fut ravi de constater qu’il n’allait plus le revoir. Une seule mauvaise note, et l’employé était balayé. Pas le droit à l’erreur. C’était cette rigueur envers l’opinion des clients qu’aimait Achille. Le client est roi. L’algoritme en est la main divine qui opère automatiquement. Cependant, cette nouvelle routine confortable décela un point négatif : il voyait plus souvent Sophie. Le problème n’était toutefois pas de la voir, puisqu’elle était toujours très belle, mais de l’entendre. Il fallait désormais discuter.
« _ Tu m’emmerdes ! Je veux plus y aller à la salle. J’ai trouvé une chaîne Youtube où y’a tous les exercices qu’il me faut, j’vais pas aller m’emmerder à croiser des gens débiles qui se la pètent, des gros moches qui cherchent à déculpabiliser ou des p’tites putes qui veulent juste montrer leur boule avant de se faire besogner dans le vestiaire, argumenta Achille, campé sur ses positions depuis une bonne demi-heure.
_ Tu passes ta vie ici ! On ne sort même plus, les gens croient que t’es mort ! J’suis obligée de rappeler que j’ai un mec. En plus, regarde-toi, tu fais des exercices ? Mais avec la bière que tu t’enfiles le soir, ça n’a pas l’air de changer grand-chose. C’est pas parce que tu montres pas ta bière sur Insta qu’elle existe pas, pauvre tâche !
_ Et toi t’as vu ta gueule ? Tu te maquilles à peine en ce moment, tu prends pas soin de toi, tu mets plus de jupes, pourquoi tu mets plus de jupes ?
_ J’suis pas une putain de poupée !
_ C’est clair, tu m’dégoûtes, t’es plus une poupée depuis longtemps. Tu fais aucun effort, j’en ai marre de me trimbaler une beauf.
_ Répète ça ? défia Sophie, les joues empourprées de colère.
_ Je tiens pas à me montrer avec une beauf ! répéta Achille, presque en hurlant pour être sûr d’être bien entendu.
_ Va te faire foutre ! »
Achille voulait en coller une à Sophie. Qu’elle le répète, et elle le regretterait, c’était ce qu’il lui rabâchait dans les oreilles. Achille voulait soumettre cette conne. Lui montrer qu’il était l’homme de la maison. Qu’il avait des couilles. Qu’il la soumette et qu’elle n’ose plus entraver son code de conduite, qu’elle n’ose plus remettre en cause sa routine. Plus elle pleurait, et plus il avait envie de la cogner. En voyant Achille bloqué par la stupéfaction, Sophie gueula :
« Eh ben quoi ? On t’a jamais dit d’aller te faire foutre ? »
Achille restait bloqué sur ces mots. Effectivement, on ne lui avait jamais dit d’aller se faire foutre. Elle le poussa violemment en lui répétant les mêmes mots.
« Je t’emmerde ! » furent les seuls mots qu’il put prononcer. Elle le gifla. Au lieu de la cogner vulgairement en représailles, Achille s’éloigna puis partit se murer dans son monde virtuel où les likes lui rendaient un peu d’amour. Si le cinéma ne montre la violence des hommes qu’en la dénonçant, les gifles des femmes avaient cette saveur mélodramatique des films romantiques, au goût d’une légitimité que tout le monde cautionnait sans le savoir. Les coups d’un homme sont tragiques. Les gifles des femmes sont presque toujours romantiques.
Leur appartement était gigantesque, paraissait plus grand que le monde, ils avaient les moyens d’obtenir tout ce qu’ils voulaient. Pourquoi vouloir sortir ? Pourquoi ne pas aimer le confort ? Il savait qu’il avait raison. Vivre dans son cocon aseptisé, sécurisant, avec une corne d’abondance nommée Internet au bout du poignet.
Le lendemain, quand Sophie partit, elle décida de ne pas revenir. Achille ne s’en rendit compte que 7 jours plus tard, en voyant qu’elle avait changé de statut Facebook : Célibataire.
CELIBATAIRE
Quelle connasse. Et toutes ses fringues ? Qu’allait-il en faire ? Et puis Achille se dit que si elle ne revenait pas, il les revendrait sur internet. Alors il changea d’humeur, et la remercia intérieurement de s’être barrée si vite. Il continua de regarder son compte Facebook. Fit défiler les photos de Sophie. Qu’est-ce qu’elle était belle sur ces photos. Pourquoi changeait-elle autant à la maison ? Elle avait de si longues jambes. Pourquoi s’affublait-elle d’un vulgaire pyjama en rentrant ? Pourquoi ne mettait-elle plus de jupes ? Cette photo en contre-plongée mettait en valeur ses hanches. Il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait pu les toucher. Son sexe se mit à durcir. Elle ne le faisait bander que sur ses photos. Achille se dit qu’internet sauvait sa libido. Sans ça, il ne bandait quasiment pas. Sauf peut-être à la salle de sport quand il croisait une de ces pouffes en legging. Achille ouvrit sa braguette et empoigna son sexe. Il cracha dans sa main et se mit à se branler énergiquement devant la photo de Sophie en jupe. Quelle salope. C’était meilleur avec sa photo qu’avec elle. Les femmes n’osent plus sucer de nos jours. Les hommes crèvent d’envie que les femmes les sucent, mais il est vrai qu’une suceuse reste une suceuse. Une chaudasse. Une pute. Achille aurait voulu qu’elle le suce, qu’il attrape ses cheveux d’une poigne sévère et qu’il accompagne sa bouche à l’orée de sa verge. A cette idée, Achille jouit instantanément.
Au fil des mois, les sorties d’Achille s’amenuisaient comme peau de chagrin. Il pensait tout de même avoir une vie bien remplie. Il n’y avait qu’à voir sa page : ses assiettes ravissaient les internautes, ses muscles saillants en plein exercice devant des plantes vertes ravissantes présentaient un homme énergique, sain, en bonne santé. Il était bien dans sa peau, responsable, sportif. Un mec propre et élégant. Sophie était repassée récupérer ses affaires, sans un mot. Il ne l’avait pas vue entrer. Il ressentit de la nostalgie en la voyant, mais il ne la laissa pas l’envahir et se remit devant l’ordinateur aussitôt. Il avait du travail. C’était il y a déjà plus de deux mois. Son nouveau statut de célibataire en ravit plus d’une. Il recevait parfois des messages de femmes au châssis obsédant, avec qui il s’imaginait former un couple heureux et photogénique.
En attendant, Achille profitait de sa solitude. Il est vrai qu’il n’avait jamais multiplié les relations amicales. Il ne fréquentait finalement que les couples d’amis de l’entourage de Sophie, souvent pour des brunchs. Il ne s’était pas rendu compte de cela jusqu’à présent. Pas de réel ami en ce qui le concernait. Est-ce que ça lui manquait ? Pas vraiment. Il lui arrivait parfois d’accepter un verre entre collègues en sortant du travail, mais les conversations l’ennuyaient. Il espérait qu’un jour une application puisse faire comme Spotify avec les conversations ennuyeuses : guider les dialogues vers ses propres centres d’intérêts, sans essayer de nous intéresser à d’autres choses inconnues. Non je me fous totalement de ton goût pour la salsa, Marc. Pitié, pourquoi est-ce que Pauline veut nous raconter comment ses enfants ont attrapé la varicelle ? Est-ce qu’on peut scroller cette conversation ?
Alors qu’il s’imagina rencontrer le PDG de Spotify pour lui soumettre son idée, Achille leva les yeux de son smartphone. Il n’avait pas fait cela depuis plusieurs heures. Comme la lumière était rousse. Une lumière inhabituelle. Comme si l’atmosphère était devenue radioactive. Il visualisait son appartement comme s’il était rouillé. Il trouva cette ambiance particulièrement remarquable et prit en photo son salon. Sa publication fit un flop. Personne ne réagit. Personne ne réagit ? Personne ? Pourquoi si peu de monde sur les réseaux ? Achille fut alarmé par le nombre de followers sur son compte. Où étaient-ils tous passés ? Un bug ? La lumière redevint normale. Achille se frotta les yeux pour mieux voir. Ses paupières grinçaient d’épuisement et d’agacement. Une notification indiquait à Achille qu’il était mentionné dans la story de Sophie.
#METOO
Les insultes s’agglutinaient dans la tête d’Achille pour sortir de sa bouche. La garce avait raconté qu’il l’avait frappée puis violée, et tamponnait son mélodrame d’un hashtag féministe « moi aussi », pour que l’ensemble de la communauté femelle puisse compatir et cracher sur la réputation qu’il avait construite depuis si longtemps. Elle l’avait placardé sur tous les réseaux sociaux dans leur ensemble. Rien à faire. C’était partout. Achille lâcha son téléphone.
Il voulut se lever d’un bond, mais un craquement brisa aussitôt son élan et le ramena illico sur le sofa. Il se frotta les yeux qui grinçaient toujours. Une migraine interrompit tout nouvel espoir de se lever. Achille se sentait paralysé. Son dos craquelait au moindre mouvement. Epuisé par tous ces efforts, il finit par s’endormir.
Vers 5h du matin, Achille se réveilla. Il se frotta les yeux, mais ne vit rien. Que des ténébreuses paupières closes. Il concentra toute son énergie dans le but de parvenir à les ouvrir. Il força l’ouverture de ses paupières en se donnant un mal de crâne électrique et en pinçant de toute ses forces le mince filet de peau qui recouvrait ses pupilles. Enfin, il les souleva laborieusement, religieusement, dans un crissement qui arracha les rebords ensanglantés de ses yeux. Achille hurla de douleur et aperçut, larmoyant, son appartement brunâtre et flou. Il voulut se lever pour soigner ses plaies. Mais la même difficulté à se mouvoir l’en empêcha. Tous ses muscles s’étaient raidis, figés. Il sentait le sang couler le long de ses joues. Il sentait que ses bras perdaient également en mobilité, ses doigts aussi ne bougeaient plus comme avant. Ses idées non plus n’affluaient pas comme avant. Ses mouvements étaient minuscules et rendaient craquement sur craquement. Il avait l’impression que le moindre de ses os s’effritait dès qu’il cherchait à effleurer le canapé du bout du doigt. Juste pour ressentir. Juste pour toucher. Juste pour faire quelque chose, être maître de son corps. Mais il ne l’était plus. Il était stoïque, immobile. Immobilisé par peur de se briser. Ses artères s’emplissaient d’un crachin entre le rouge et l’ocre. Difficile d’identifier à quoi s’apparentait ce liquide, or ce n’était plus du sang. Ou si c’était du sang, cela semblait être devenu du sang rouillé, beaucoup moins liquide qu’auparavant. Ce sang rouillé traversait l’organisme d’Achille beaucoup plus lentement et s’agglutinait à certains endroits. Sa respiration se faisait difficile. Les veines du malheureux brunissaient. Quel corps de faible, pensa-t-il. Il se sentit trahi par un corps qu’il avait toujours mis au-dessus de tout. Ce corps dont il avait toujours pris soin, ce corps dont il était si fier. Aujourd’hui ce corps le lâchait. Et sa tête n’arrivait pas à le comprendre. L’oxygène commençait à sérieusement lui manquer. Il commença à s’étouffer. Une matière visqueuse obstruait dangereusement son oesophage. Il vomit. Une matière viqueuse, gluante, s’évacua de sa bouche mais se solidifia presque instantanément, ce qui étouffa définitivement Achille, resté bouché bée face à cet amas insolite sorti de sa gorge.
Sa mort ne fut remarquée que quelques semaines plus tard. En effet, la nouvelle routine d’Achille et sa récente décadence sur les réseaux suscita une indifférence générale quant à sa mort. Force fut de constater qu’il fallut attendre que l’odeur nauséabonde du cadavre enrobe les couloirs de l’immeuble pour que les voisins s’en préoccupent. Les employés des pompes funèbres arrivèrent pour transporter le cadavre. Ils avaient du mal à retenir leur dégoût. L’un d’entre eux étant nouveau dans le métier dut sortir pour vomir. Le corps était en pleine décomposition. Lorsque les plus aguerris d’entre eux se rapprochèrent pour le manipuler, ils ne parvinrent pas à le mouvoir. En effet, en empoignant Achille, d’abord confrontés à une couche de pourriture semblable à une poire molle, brunie par la moisissure, leurs doigts s’enfonçaient jusqu’à atteindre une matière solide comme du métal. Ils essayèrent à plusieurs reprises de le maintenir, mais il durent appeler du renfort pour le sortir de l’appartement, car le corps était quasiment fixé dans le sol. Quand ils parvinrent à leurs fins, le corps avait jailli faisant tomber l’un d’eux. Dans ce mouvement soudain, l’entière couche de peau pourrie avait presque entièrement disparu, et avait laissé place à de la ferraille rouillée effilochée par endroits, partout irrécupérable.
« _ Il est pas commun celui-là ! s’exclama le plus jeune des employés. Il devait pas connaitre grand-monde. C’est triste.
_ Les oubliés on les appelle les pourris, les obsolètes. Tu t’habitueras. »
Achille fut finalement envoyé à la casse.